- BONIFACE VIII
- BONIFACE VIIIIl est à la fois suggestif et déroutant d’observer comment les personnes deviennent, dans leur destin posthume, des personnages symboliques. L’historien a quelque peine à discerner, sous la matérialité des faits, les traits authentiques de l’homme et les projections de ses actes dans la suite des événements. Le pape Boniface VIII jouit, si l’on peut dire, de ce privilège ambigu, en un temps de crise pour la chrétienté et la civilisation politique de l’Occident médiéval.L’hommeBenedetto Caetani fut élu pape le 24 décembre 1294, alors qu’il approchait de la soixantaine. Élection régulière, mais déjà compromise, car elle lui conférait le pontificat suprême après l’abdication, nécessaire et troublante, de son prédécesseur, Célestin V, dont la sainteté ingénue allait nourrir l’opposition à un pape politique. Et la conjoncture, et le tempérament, et sa carrière antérieure conduisaient Boniface à diriger l’Église de manière plus politique qu’évangélique. Grand, robuste, l’air majestueux, avec de belles mains, longues et soignées, tel que le montre son effigie funéraire que sculpta Arnolfo di Cambio de son vivant, tel que le virent ceux qui ouvrirent sa tombe en 1605, il était victime d’un tempérament impulsif, irritable, aggravé par des crises de maladie de la pierre, par le goût des déclarations pompeuses, par la conviction sommaire de son suprême pouvoir. Il n’a point, cependant, les vices médiocres que lui attribuent ses adversaires. C’est un petit baron féodal de la campagne romaine, qui, malgré ses voyages et ses relations, à Paris en particulier, n’avait pas compris la nouveauté politique, la valeur humaine, la validité chrétienne des nations, en face du Saint Empire, dont il se jugeait le digne partenaire dans une monarchie universelle.Le pontifeLa tumultueuse politique de Boniface ne doit pas faire oublier son gouvernement général de l’Église. Le retour à l’Évangile, opéré par les ordres mendiants depuis un siècle, avait discrédité la chrétienté féodale, mais n’avait point dégagé l’Église de ses pouvoirs constantiniens; et d’Innocent III, l’ami de François d’Assise et de Dominique le Prêcheur, les successeurs avaient plus conservé le prestige, qu’ils n’avaient soutenu la réforme. La communauté du peuple chrétien était distendue par la scission entre les «institutionnalistes» et les «évangéliques», telle que la manifeste la lutte fraternelle qui, chez les Franciscains, divise les «conventuels» et les «spirituels». Non point querelle subtile de frati , mais manifestation exaspérée du régime paradoxal d’une Église continuant dans les contingences de l’histoire le mystère d’un Dieu humblement incarné dans cette histoire. Le réveil évangélique qui travaillait les esprits, aussi bien dans le dolce stil nuovo que dans les sommes de théologie, mettait durement en question les structures et la spiritualité du régime féodal, dont le Saint Empire s’était emparé et que l’Église avait sacralisé comme l’ordre divin sur terre.Boniface considérait cette sacralisation politique comme le test et le triomphe de l’Église. Par conviction et par tempérament, il s’acharna à en proclamer la vérité et à en poursuivre le succès. C’est, autant que chez les princes, dans le petit peuple de Dieu que se produisit la résistance. Dès le lendemain de son élection, Boniface annula la décision de son prédécesseur, qui avait favorisé la formation d’une branche religieuse fidèle à l’inspiration primitive de François d’Assise. Il déposa le ministre général des Frères mineurs, Raymond Godefroid, protecteur des «spirituels», ami du roi de France, protégé des Colonna, les rivaux romains de Boniface. S’ensuivirent les plus rocambolesques aventures, assaisonnées d’excommunications et d’intrigues politiques. Jacopone de Trodi (1230-1306), riche avocat devenu franciscain, dans ses délicieuses laudi , poursuit le pape de ses apostrophes; et Ubertin de Casale, relégué à l’Alverne, au moment où Giotto décorait l’église d’Assise (1296-1304), l’invective dans son Arbor Vitae (1305), œuvre étrange où s’entremêlent la tendresse, la méditation théologique et le pamphlet contre le pontife usurpateur. Tous dénoncent, bien avant Laurent Valla, la «donation de Constantin», qui prétendait fonder sur l’histoire la théocratie temporelle de l’Église. Dante, dans son Enfer, placera Boniface parmi les prévaricateurs simoniaques, et ses conseillers parmi les perfides.Le politiqueC’est dans ce contexte religieux qu’il faut observer et juger la politique de Boniface, ce qui n’en réduit certes ni la violence ni l’échec. Elle se développe dans les divers secteurs, non sans référence à l’Évangile, tantôt dans l’imbroglio des fiefs disputés, comme ce fut le cas avec le comté de Foix, tantôt pour promouvoir la paix, comme dans le conflit franco-anglais, tantôt pour revendiquer l’indépendance des revenus de l’Église contre les prétentions des princes à lever des taxes pour financer leurs entreprises belliqueuses. C’est en France, face à Philippe le Bel, que l’impact de cette politique fut le plus rude. Aussi bien, par-delà les personnes en conflit, la situation était-elle provocante, car, plus que les communes italiennes ou les prétentions impériales, c’est la royauté française qui annonçait l’émancipation et l’autonomie des pouvoirs politiques.On n’a pu restituer que difficilement le détail des événements et de la controverse, les motivations immédiates et fluctuantes des nombreux textes pontificaux, le rôle des individus, la part personnelle du roi et celle de ses légistes conseillers, l’authenticité des pamphlets qui circulaient, les discussions des théologiens, les uns favorables au pape, les autres au roi, tel l’éminent Jean de Paris, maître à l’université de Paris. En tout cas, le roi était passé du terrain politique à une critique religieuse, incriminant le pape calomnieusement dans ses mœurs, dans sa légitimité, dans sa foi. La mission elle-même de Nogaret (1303), envoyé en Italie pour mener à bonne fin l’appel royal à un concile général pour juger le pape, est liée à des épisodes obscurs et déconcertants, dans les complicités exploitées sur place, jusque dans l’entourage du pontife et dans les rivalités des factions de la cour romaine. L’«attentat» d’Anagni, même dépouillé des images des doctrinaires et des romantiques, fut d’une extrême gravité. Le pape, miné par la maladie et les émotions, devait mourir quelques jours après (oct. 1303). Son successeur Benoît XI, l’un de ses fidèles cependant, tout en condamnant l’opération d’Anagni, annula les sentences de Boniface et prit langue avec le roi.La bulle «Unam sanctam»Parmi les nombreux documents émanés de Boniface, la bulle Unam sanctam , du 18 novembre 1302, mérite une très particulière attention, et sa rédaction même manifeste que, au-delà de la fièvre des circonstances, elle revêt la forme et la valeur d’une «constitution». Elle se présente, en effet, comme un exposé doctrinal des principes qui règlent les rapports entre le pouvoir spirituel de l’Église et les pouvoirs temporels. Quant au fond, rien de neuf, par rapport aux textes promulgués depuis Grégoire VII. Ce qui lui vaut sa notoriété, c’est, avec l’ampleur de ses considérants, sa conclusion solennelle, selon la clausule officielle des énoncés dogmatiques: «Il est de nécessité de salut de croire que toute créature humaine est soumise au pontife romain: nous le déclarons, l’énonçons et le définissons.»Sous cette formule abrupte, c’est la logique de l’économie chrétienne qui, sans surprise ni nouveauté, est ainsi définie. Toute réalité humaine, personnelle ou collective, entre, pour le croyant, dans le processus de sanctification et de divination, et donc dans la communauté de grâce que l’Église constitue; ainsi relève-t-elle de cette Église. Les États comme les hommes sont justiciables de leurs actes devant la conscience, devant Dieu, devant son Église et les organes majeurs de son autorité. Aucun domaine ne peut être mis à part; il n’y a pas de justice politique hors la morale; l’ordre politique est au service des hommes, dans le salut de Dieu comme dans la promotion du bien commun.Ce qui fait de cette doctrine élémentaire un absolutisme théocratique, ce sont, plus encore que les circonstances, les considérants qui l’introduisent et prétendent la légitimer. Dans leur solennelle abondance, ils relèvent, eux, d’une élaboration théologique où l’autonomie des réalités terrestres, en particulier de l’ordre politique, est complètement niée. De fait, c’était alors, sauf chez un Jean de Paris, disciple de Thomas d’Aquin, sauf aussi bientôt dans le De monarchia de Dante, parfait contexte de cette problématique, la théologie courante, telle que l’enseignait le conseiller de Boniface, le cardinal Matthieu d’Aquasparta, un adversaire des «spirituels». Elle est connue sous la dénomination d’augustinisme politique, à cause de ses références aux œuvres de saint Augustin. L’Église ne s’en dégagera pas avant Léon XIII, à la fin du XIXe siècle.Boniface VIII(Benedetto Caetani) (v. 1235 - 1303) pape de 1294 à 1303; il eut de violents démêlés avec le roi de France Philippe IV le Bel.
Encyclopédie Universelle. 2012.